Toutes les deux designers de formation, Marie Croirié et Laura Pandelle travaillent dans le champ de l’innovation sociale. Marie a fondé l’agence Care & Co., spécialisée dans les services du secteur médio-social et sanitaire, et enseigne dans plusieurs formations de design. Laura conduit des programmes de « recherche-action » au sein de la 27ème Région, laboratoire de transformation publique de référence en France. Toutes deux sont installées dans un espace entièrement consacré à l’innovation dans le secteur public : SUPERPUBLIC. 

Les Cahiers : Qu’est-ce qu’une démarche centrée sur l’usager ? Quels en sont les grands principes ? 

Marie Coirié : C’est une démarche qui va au-delà de la simple écoute de l’usager, par ailleurs indispensable. Selon moi, elle implique trois dimensions. En premier lieu, le designer adopte une position assumée de novice tout en proposant une expertise qui lui est propre. J’ajouterais une dimension collective et participative qui ne se décrète pas : dès le démarrage du projet, il faut veiller à intégrer les usagers en leur donnant la capacité de s’exprimer et d’agir dans le processus de conception. Enfin, la démarche a un objectif d’innovation de rupture vis-à-vis de l’organisation : elle n’a pas vocation à faire des microaméliorations en se contentant de colmater les brèches, elle transforme l’organisation en profondeur.

CS. Dans quelle mesure cette démarche vient-elle percuter un service public qu’on imaginerait plutôt frileux ?

MC :  Dès qu’on commence à parler de démocratie participative, et qu’on vise plus haut que la simple consultation, ça fait forcément peur ! Le commanditaire subit des conséquences dues à l’ouverture de la parole et de l’action. Il connaitra aussi le bon revers de la médaille : l’engagement, l’envie d’agir, de s’impliquer.

Laura Pandelle : Je ne dirais pas que la démarche centrée sur l’usager vient percuter l’administration. Ce n’est pas une démarche qui va radicalement à l’encontre d’un service public qui ne marcherait pas, au contraire, elle cherche à en retrouver le sens profond.

En revanche, il est vrai qu’elle vient bouleverser les pratiques des agents. Nous en avons fait l’expérience dans les relais de service public où nous avons observé l’importance d’un bon dialogue entre les médiateurs de terrain et les agents administratifs des opérateurs locaux. Or, aujourd’hui, ces deux métiers ne se parlent pas trop. Plusieurs dispositifs ont été testés pour fluidifier le lien entre ces deux acteurs, par exemple des formations croisées.

LC : Dans quelle mesure une telle démarche peut-elle contribuer à rendre les services publics dématérialisés plus inclusifs ?

MC : On regarde souvent les services en ligne par le spectre de la technique et de la fonctionnalité, parfois de l’ergonomie. On aura tendance à se dire que si l’outil est là, il va marcher. Or cela ne garantit en rien qu’il va être compris, activé, utilisé… Intégrer une démarche centrée sur l’usager dans ce domaine, c’est faire preuve d’attention et de curiosité envers les usagers, intégrer très en amont l’ensemble des facteurs qui vont composer l’expérience de l’utilisateur, de la connaissance de ses droits à ses usages. LP :Cette démarche conduit aussi à se projeter au-delà de l’interface. Dans le cadre d’une expérimentation sur les relais de service public, La 27ème Région a constaté que les dispositifs d’accès au numérique,  comme le visio-guichet et les bornes, ne sont pas très fréquentés. Il semblait nécessaire de les replacer au cœur d’un dispositif centré sur les personnes et leurs démarches. Nous avons expérimenté une médiation tripartite en testant avec les relais de services publics, ainsi que les secrétaires de mairie, l’utilisation d’une tablette connectée à Skype qui permettait d’entrer en discussion avec un agent CAF ou Pôle Emploi. Les médiateurs et agents municipaux poursuivaient, sur le canal numérique, leur rôle d’accompagnateur, de traducteur, de zone tampon entre l’usager et l’opérateur.

LC :  Pour atteindre son objectif, la démarche doit donc prendre en compte les usagers les plus fragiles ? 

MC : Les usagers, et la situation dans laquelle ils sont. Leurs difficultés d’accès à internet, le temps limité de consultation de leurs pages, leur langue, leur connaissance d’interfaces plus ou moins sophistiquées… Il est donc nécessaire d’avoir une connaissance dépassionnée et concrète de la situation de vie et du bagage de connaissances numériques que peuvent avoir les utilisateurs

LP : D’où l’intérêt de repartir du terrain et de travailler avec des profils non conventionnels et de ne pas prendre des gens pour des segments types. Ne recherchons pas des profils médians, mais plutôt des témoignages sensibles, des pratiques : détournement, non-recours, bricolage… tous ces éléments qui nous aident à comprendre les motivations profondes des usagers dans la réalisation de leurs démarches.

LC : Il faut donc déplacer le problème, l’absence de démarche n’est pas à l’origine de services mal-adaptés aux usagers fragiles. C’est l’absence de sensibilisation, de formation des concepteurs de ces services qui est en question ? 

MC : Ou l’absence d’intérêt et de connaissance. D’où vient la connaissance de l’autre ? D’un parent, d’une expérience associative ? C’est une chose. Très souvent, elle vient plutôt d’une intuition, et cela ne constitue en rien le fondement d’une analyse sérieuse, mais témoigne d’une absence d’intérêt pour la question. Or, le droit à l’erreur est d’autant plus faible que le public est fragile : handicap, difficultés sociales… Soyons humbles et admettons qu’il nous manque des clés pour bien cerner l’environnement dans lequel ces personnes évoluent. Cela me rappelle l’exemple de l’industrie automobile, où les ingénieurs doivent tester leurs modèles avec des combinaisons spéciales qui reproduisent des gènes, des types de handicaps… c’est une manière de penser et regarder autrement son produit.

LC : On peut donc dire qu’une interface est, pour certaines personnes, facteur d’inclusion ou d’exclusion numérique ?

MC : Oui, on dira souvent que c’est l’usager qui ne la comprend pas. Argument qu’il a souvent du mal à encaisser. Heureusement qu’il y a des gens de bonne volonté qui vont pallier les difficultés de ces outils qui ont été mal développés à base de « petits papiers ». Vous arrivez dans une administration, en fauteuil, et aucun accès handicapé n’est indiqué… et bien il y a toujours un agent d’accueil qui a photocopié le plan et surligné le chemin.

LP : Entre la fiche technique d’une politique publique et sa délivrance concrète sur le terrain il y a parfois un décalage énorme. Agents et usagers sont souvent à la recherche de techniques de contournement ou d’adaptation. Dans le domaine du design, on emploie le terme « tactiques » : une forme d’expertise de la part de celui qui a usé, et parfois même abusé, des dispositifs en place.

LC :  Est-ce que l’exclusion numérique générée par la dématérialisation est un échec pour les administrations ?

 LP : Peut-être faut-il admettre que ça ne sert pas l’usager d’implanter des bornes coûteuses. Ça ne veut certainement pas dire non au numérique. La 27ème Région est persuadée que la dématérialisation est le chemin qu’il faut suivre, mais en explorant de nouvelles voies, en trouvant des stratégies sur mesure pour que ce ne soit pas un frein de plus.

Travailleurs sociaux et médiateurs numériques

Seuls 30% des professionnels de l’action sociale sont en mesure d’orienter les usagers en difficultés face à internet vers des structures de médiation numérique.

Zoom sur cette nécessité de coopération