Face à la vague digitale qui déferle sur eux, le constat des intervenants sociaux est sans appel : « le numérique, on le traite comme on peut et quand on peut, mais il devient impossible de l’ignorer car il vient percuter l’ensemble des sujets ». Il vient notamment transformer l’accès aux services publics et aux prestations sociales qui se dématérialisent, mettant ainsi en difficulté plusieurs millions de personnes qui cumulent précarité et exclusion numérique. Il oblige donc l’action sociale, de facto en première ligne sur ce sujet, à revoir ses pratiques professionnelles et à intégrer, sans y être préparée, la numérisation de l’administration ; une difficulté devenue quotidienne, dont l’étude d’Emmaüs Connect souligne les enjeux.
Le numérique plébiscité par les intervenants sociaux dans l’accompagnement des usagers
83% des intervenants sociaux jugent le numérique indispensable dans leur pratique professionnelle
Avec 83% des intervenants sociaux qui jugent indispensable le numérique dans leur pratique professionnelle et un peu plus de 58% qui l’estiment essentiel dans le parcours d’un usager, le numérique est largement entré dans le métier de l’intervenant social. En conseillant les sites « bon plan », en les accompagnant dans leurs démarches en ligne, les intervenants sociaux rendent accessibles des biens et des services aux personnes fragiles ou démunies. Mais aujourd’hui, ces pratiques demeurent davantage liées à des démarches individuelles que professionnelles.
Pour les plus éloignés du numérique, un risque de perte d’autonomie qui renforce l’exclusion
Revers de la médaille, 95% des professionnels affirment que cet accès au numérique se fait très fréquemment par un accompagnement avec l’usager, voire « à la place de » d’après 75% des interrogés. Les intervenants sociaux sont, aujourd’hui, souvent confrontés à un public déconnecté ou peu à même d’utiliser efficacement l’outil informatique pour des raisons manipulatoires, cognitives, psychologiques ou d’illettrisme. Il en résulte un changement de posture du professionnel qui se traduit par une moindre latitude à laisser faire l’usager par lui-même.
75% des professionnels doivent faire les démarches numériques « à la place de »
On constate une diminution de l’autonomie de l’usager dans sa relation aux services publics et dans l’accès à ses droits, ce qui va à l’encontre de la mission première des intervenants sociaux. Leurs témoignages sont éloquents : « Je fais à la place des personnes parce qu’elles ne savent pas se servir d’internet. Par exemple, faire une actualisation Pôle Emploi me prend cinq minutes. Si la personne le fait elle-même, ça nous prend trente minutes – on ne peut pas prendre ce temps quand on accompagne plus de trente familles ». Un autre travailleur social souligne la difficulté des personnes à réaliser leurs démarches en ligne par elles-mêmes : « Il y a des gens qui arrivent complètement paniqués en disant : j’ai voulu faire ma déclaration trimestrielle de RSA [en ligne], mais je ne sais pas ce que j’ai fait ».
L’éthique professionnelle bousculée
Outre la dépendance de l’usager et la surcharge de travail pour les structures de l’action sociale, cette situation implique d’avoir accès à des informations personnelles des usagers, ce qui pose des questions éthiques pour les intervenants sociaux. L’un d’entre eux explique : « Je suis souvent contraint de créer des espaces personnels pour les personnes avec mon adresse mail professionnelle. Je reçois donc des messages qui leur sont adressés, mais ce n’est pas du tout déontologique. Ça ne devrait pas se faire comme ça ». Cette exposition soudaine à des données jusqu’ici inaccessibles, déstabilise des accompagnants peu préparés.
Des professionnels démunis face à la dématérialisation des services publics
Moins de 10% des intervenants sociaux interrogés déclarent avoir reçu une formation au numérique dans le cadre professionnel ou au cours de leur formation initiale. La connaissance de la dématérialisation des services publics s’acquiert donc sur le terrain, ce que souligne une cheffe de service : « Les sites d’administration en ligne, c’est vraiment la pratique quotidienne. Je ne saurais même pas vous dire comment on apprend ça, à part en pratiquant. »
Moins de 10% des travailleurs sociaux déclarent avoir reçu une formation au numérique
Dans ce cadre, les professionnels de l’action sociale regrettent de ne pas toujours être informés à temps lorsque les grands opérateurs de services publics dématérialisent leurs services : « Lorsqu’un service public modifie ses pratiques [en dématérialisant des formulaires par exemple] nous ne sommes pas avertis. On découvre ça du jour au lendemain. Donc, on s’adapte ». À cette situation s’ajoute le remplacement des référents supports chez les grands opérateurs par des plateformes standards, ce qui rend le traitement des dossiers complexes plus difficile.
Autre symptôme d’un manque d’information problématique, les intervenants sociaux connaissent
peu l’exclusion numérique, ses enjeux, et encore moins les acteurs qui agissent dans ce domaine. Lorsqu’ils sont confrontés à un usager ayant des lacunes numériques, 33% des intervenants sociaux n’ont aucune réponse à lui apporter et seulement 30% sont en capacité de le diriger vers un acteur proposant une formation numérique.
Pour accompagner malgré tout l’usager, il faut bricoler
Alors que le numérique percute quotidiennement les pratiques des professionnels, il n’y a pas, à ce jour, de cadre de référence ou de méthodologie spécifique pour répondre aux évolutions de l’accompagnement. « Chacun bricole dans sa structure » résume une intervenante. En effet, moins de 20% des structures ont une procédure systématique de détection des difficultés numériques des usagers (du même type que celles qui existent pour l’illettrisme). Toutefois, en raison d’une forte dématérialisation des outils d’insertion professionnelle, une plus forte maturité est cependant constatée à ce sujet dans le secteur de l’accompagnement vers l’emploi. Il est donc difficile de qualifier les pratiques : chaque intervenant social, en fonction de son cursus, de son appétence et des dossiers traités, s’appuie ou non sur des solutions numériques. Des échanges de bonnes pratiques circulent entre collègues, mais il n’y a pas de recensement organisé ni de partage systématique. Par conséquent, les pratiques restent propres à chaque accompagnant : « Si vous parlez à quarante travailleurs sociaux, ils ont quarante pratiques différentes. C’est dur de vous dire comment on fait, parce que personne ne travaille de la même façon. Même si on a les mêmes missions ». Conseiller d’utiliser tel ou tel service numérique est soumis au jugement personnel, ce dont témoigne une assistante sociale : « Pour moi, à titre personnel, Skype c’est plutôt du divertissement, je ne pense pas à le conseiller ».
Démunis face à cette absence de cadrage et d’outils mis à leur disposition, certains intervenants sociaux finissent parfois par se détourner des services en ligne : « J’ai un monsieur qui essayait de faire ses déclarations trimestrielles en ligne pour la CAF, je lui ai dit d’arrêter tout de suite. Tous les trois mois, il y avait un blocage au niveau de ses prestations parce qu’il ne remplissait pas la bonne colonne ». Si la grande majorité des intervenants sociaux interrogés considère que les services numériques viennent utilement compléter leur boîte à outils professionnelle, leur perception du web se fait au prisme des difficultés rencontrées par les usagers les plus éloignés du numérique. Alertés par une nouvelle forme d’exclusion, mais loin d’être résignés, leur appel est sans équivoque : renouveler leurs pratiques grâce au numérique, oui, mais dans un sens qui les rapproche de leur mission.
Cette étude d’Emmaüs Connect a été réalisée par Yves-Marie Davenel, Docteur en anthropologie, de février à mai 2015, auprès d’une centaine d’intervenants sociaux dans plusieurs métropoles et en milieu rural. Ces entretiens qualitatifs et focus groupes ont été complétés par une enquête statistique auprès de 500 professionnels de terrain et cadres de l’action sociale.
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